A la question de savoir s’il était inquiet de la tournure sociale des évènements dans notre pays, François Bayrou répondait, dans le cadre de l’émission Les 4 vérités du 2 avril dernier, par ces mots: “Je suis très inquiet du modèle de société que l’on est en train de nous imposer. Je suis très inquiet d’une société d’inégalités de plus en plus frappantes. Et je suis sûr que cela vous frappe aussi. C’est impossible que l’on continue sans rien dire, en voyant des gens qui travaillent et qui ont de plus en plus de mal à joindre les deux bouts, en voyant des personnes âgées qui ont de petites retraites qui sont en difficulté. Et d’un autre côté on a annoncé hier soir des dizaines de millions d’euros pour des dirigeants d’entreprises” (1).
Une position salutaire qui contraste fortement avec la philosophie inspirant la politique menée par le locataire actuel de l’Elysée, philosophie favorisant la destruction d’un « modèle » social français auquel se réfère peut-être pour la dernière fois l’hebdomadaire britannique The Economist (2). Une position qui place en tous les cas une nouvelle fois le Danemark au centre des débats puisque ce pays occupe les premières places des classements internationaux tout en contenant relativement bien les inégalités. Comme quoi le développement à marche forcée de ces dernières n’est pas une condition pour atteindre les sommets…
Une maîtrise des inégalités en partie confirmée par la récente publication par le Ministère des Finances danois d’un rapport sur l’évolution et la répartition des revenus au Danemark au cours de la période 1983-2006 (3). Qu’y apprend-on? Que selon la dernière comparaison en date effectuée par l’OCDE (2005), le Danemark est le pays ayant le plus faible écart de revenus tel que mesuré par le coefficient de Gini. Que le pays est également celui où la part de la population disposant de moins de 50% du revenu médian est la plus faible (5% en 2006 contre 9% au sein de l’UE et 17% aux Etats-Unis). Que la mobilité sur le marché du travail est telle (merci la flexicurité) que la composition des tranches de revenu inférieures et supérieures changent en permanence (50 à 60% des individus disposant de moins de 50% du revenu médian n’appartiennent plus à cette catégorie l’année suivante), et enfin que le revenu médian s’élève à 173 498 couronnes danoises par an (environ 23 200 euros, soit un peu plus de 1930 euros par mois).
Des résultats qui restent donc satisfaisants malgré l’adoption, inévitable pour un gouvernement dirigé par le parti libéral depuis 2001, de mesures favorisant les inégalités et résultant souvent de la volonté d’inciter les bénéficiaires d’un revenu de transfert à travailler. Citons par exemple l’introduction, en 2002, d’une allocation appelée “starthjælp”, plafonnée à seulement 820 euros par mois (dans le meilleur des cas) et destinée à ceux, Danois mais surtout étrangers hors UE et hors pays nordiques, ne pouvant s’assumer et ayant habité dans le pays moins de 7 ans au cours des 8 dernières années ou encore la réduction, après six mois, du montant de l’aide sociale versée par les communes (“kontanthjælploft”).
Des éléments d’information que l’on ne peut s’empêcher de comparer avec la publication d’une étude sur le même sujet réalisée par l’INSEE (4). Cette dernière, publiée début mai, sur la base des données disponibles pour 2006, indique en effet un revenu médian de seulement 17 600 euros annuels (1470 euros par mois): le revenu médian danois est donc plus élevé de 31%…Sans compter que 13,2% des Français se situent en dessous du seuil de pauvreté contre 10,2% au Danemark si l’on retient la définition européenne (60% du revenu médian).
Mais comme le démontre François Bayrou dans son ouvrage, Abus de pouvoir, l’objectif de notre gouvernement n’est pas de se rapprocher du modèle danois mais de s’en éloigner. Quitte à rejoindre de la “tête du peloton” constituée par l’Irlande et les Etats-Unis…
Prenons l’exemple, incontournable, de la politique fiscale menée récemment dans nos deux pays. 3 réformes fiscales (en 2003 2007 et 2009) ont émaillé l’ère Anders Fogh Rasmussen. Les deux premières ont été quasi exclusivement centrées sur les classes moyennes tandis que la dernière, bien que comportant des mesures destinées aux tranches de revenu inférieures et intermédiaires (baisse du taux d’imposition applicable à la tranche inférieure, suppression de la tranche intermédiaire d’imposition, élévation du seuil à partir duquel un individu se situe dans la tranche supérieure d’imposition, possibilité donnée à chacun de percevoir une partie de son épargne-retraite…) était un peu plus à l’avantage des revenus les plus élevés (baisse du taux d’imposition marginal de 63 à 55,5% et du bouclier fiscal de 59 à 51%, deux mesures timidement compensées par l’abaissement du taux applicable à la déductibilité des intérêts d’emprunts immobiliers).
Du côté français, un paquet fiscal adopté en 2007 qui touche là aussi toutes les catégories de population (notamment à travers la défiscalisation des heures supplémentaires) mais clairement à l’avantage des hauts revenus (abaissement du bouclier fiscal à 50%, réduction conditionnelle de l’ISF, extension de la suppression des droits de succession aux plus aisés, augmentation du taux applicable à la déductibilité des intérêts d’emprunts immobiliers…). D’où la question suivante: si la dernière réforme en date au Danemark a été surnommée par l’opposition “réforme vin rouge”, que dire du paquet fiscal adopté en France en 2007?
Il est vrai qu’en termes de fiscalité, c’est souvent le monde à l’envers dans notre pays: ne vient-on pas de décider, malgré des prévisions faisant état d’un possible déficit budgétaire de 130 milliards d’euros en 2009, d’une TVA à 5,5% pour le secteur de la restauration? L’égalité ne commence-t-elle pourtant pas, comme au Danemark, lorsque chacun s’acquitte plutôt d’un taux de TVA unique?
Mais doit-on s’étonner de cette volonté de creuser les inégalités économiques lorsqu’elles ne sont finalement que la suite logique de méthodes de management faisant par avance douter certains observateurs étrangers de notre réelle volonté de défendre les valeurs républicaines au détriment de valeurs monarchiques plus en phase avec notre “univers mythique” (5)?
Dans ce contexte, alors que la France est désormais perçue comme étant “handicapée” pour faire face à la crise actuelle, creuser davantage les inégalités pourrait s’avérer être l’étincelle déclenchant l’explosion sociale tant redoutée (6). Espérons que le gouvernement actuel en soit pleinement conscient…
(1) “François Bayrou: le pouvoir a fait des inégalités son axe pour la société française” Les 4 vérités, 2 avril 2009 http://www.mouvementdemocrate.fr/medias/bayrou-leclerc-4verites-france2-020409.html
(2) “A new pecking order” The Economist, 7 mai 2009 http://www.economist.com/opinion/displaystory.cfm?story_id=13610767
(3) Indkomstudvikling og fordeling i Danmark 1983-2006 http://fm.dk/Publikationer/Arbejdspapirer/2009/Indkomstudvikling.aspx
(4) Inégalités de niveau de vie et mesures de la pauvreté en 2006 http://www.insee.fr/fr/ffc/docs_ffc/ref/revpmen09b.PDF
(5) “La monarchie” Le Point, 21 août 2008 http://www.lepoint.fr/actualites-politique/2008-08-21/la-monarchie/917/0/268119
(6) “La France handicapée pour surmonter la crise”, Le Monde, 20 mai 2009 http://www.lemonde.fr/economie/article/2009/05/20/la-france-handicapee-pour-surmonter-la-crise_1195789_3234.html#ens_id=1170028